Rétro - Norvège
T.Heirgeirsson : "le collectif doit toujours passer en premier"
Élu meilleur entraîneur du monde 2016, Þórir (Thorir) Hergeirsson, l'entraîneur islandais de la sélection nationale norvégienne, avait accordé une interview exclusive à Handnews.fr en mars dernier. Dans cet échange fleuve, le technicien de 52 ans évoquait toute la manière de fonctionner son parcours, ses liens avec ses racines islandaises et la mentalité norvégienne.
Entretien réalisé au mois de Mars 2017, pendant l'étape de la Golden League en France.
Handnews : Thorir, vous avez gagné le titre de meilleur coach en catégorie féminine il y a quelques jours, et ce pour la cinquième. Est-ce que vous en voulez encore ou êtes-vous rassasié ?
Thorir Hergeirsson : (Sourires) Vous savez, de nos jours, il y a beaucoup de bons coachs de handball. Ce trophée n'est pas seulement pour une personne, il récompense une culture, la culture du handball norvégien. Il y a beaucoup de gens qui travaillent dur pour que cette équipe ait de bons résultats. En premier lieu, les joueuses travaillent beaucoup, elles ont de grandes ambitions et une grosse motivation pour venir à l'entrainement et vouloir s'améliorer tous les jours. Il y a aussi mes collègues, Mia-Hermansson Hogdahl et Mats Olsson, qui sont de très bons entraineurs. Ils connaissent énormément de choses sur le handball et ont été d'excellents joueurs, avec une grande expérience internationale. Je suis l'entraineur numéro un mais ils coachent avec moi, et je crois que nous formons une grande équipe. Les gens qui gravitent autour de la sélection sont également très importants, le staff médical, le physio et les gens qui nous aident. Et ce trophée est aussi pour tous les clubs en Norvège qui font un super boulot avec les joueuses. C'est donc un vrai honneur pour tous les gens qui composent cette « culture norvégienne ». Vous savez, si une équipe gagne les jeux olympiques ou les championnats du monde, l'entraineur de cette équipe sera choisi. Mais on aime penser que le trophée récompense tout le monde dans et autour de l'équipe.
"Je pensais rester en Norvège pour 3 ans seulement !"
Handnews : Vous êtes désormais l'un des entraîneurs de handball le plus connu au monde. Mais comment êtes-vous arrivé à ce sport ?
T.H. : Je suis islandais et viens d'une très petite ville, Selfoss. Ce n'est pas très loin de Reykjavik et, à l'époque, le commune comptait environ 5000 habitants. Désormais, elle en a 7000. Lorsque nous étions jeunes, nous jouions au football, au handball, on faisait de l'athlétisme, de la natation et plein d'autres activités. C'est normal en Islande d'essayer plusieurs sports. Selfoss est donc une petite ville ce qui signifie qu'il n'y a pas beaucoup de joueurs et qu'il n'y a qu'un seul club : l'UMF Selfoss. Par conséquent, quand tu es jeune, tu dois faire plus d'un sport. Et, en réalité, j'ai appris à beaucoup m'entraîner lorsque j'étais nageur entre 9 et 14 ans... La natation, c'est vraiment un sport où il faut beaucoup s'entraîner !
A l'âge de 12-13 ans, j'ai commencé le handball. A l'époque, je jouais principalement au foot et je nageais. Mais, lorsque j'ai eu 14 ans, un nouveau gymnase a été construit. Deux ans plus tard, je devenais l'entraîneur des plus jeunes équipes. A l'époque, et c'est aussi comme ça que fonctionnent les petits clubs, j'étais membre du comité directionnel, entraîneur et joueur. C'était plutôt normal en Islande ce genre de fonctionnement.
Par la suite, j'ai décidé de commencer à étudier les sports et j'ai déménagé en Norvège. J'avais 22 ans et j'ai poursuivi mes études à l'université des sports de Oslo (Norwegian School of Sport Sciences). Je pensais que j'allais y rester seulement 3 ans ! Je voulais étudier et continuer à jouer en première division. Mais je me suis blessé et ma carrière de joueur s'est compliqué pour moi. J'ai donc décidé de prendre une équipe à entraîner tout en poursuivant mes études. J'avais besoin d'argent et je voulais aussi mettre en pratique la théorie que j'apprenais en cours. Je voulais rejouer après ma blessure mais je n'ai jamais réussi à revenir à mon meilleur niveau, j'ai juste un peu jouer en équipe réserve. Finalement, je suis resté à cette université pendant 6 ans et j'ai décroché un master en psychologie du sport et en entraînement. C'est à ce moment que j'ai commencé à entraîné à plein temps, des équipes masculines à Oslo puis à Elverum où je suis resté cinq ans.
HN : Cela signifie-t-il que, lorsque vous êtes arrivés en Norvège, vous n'aviez pas forcément à l'esprit le fait de devenir l'entraîneur que vous êtes aujourd'hui?
T.H. : (Il réfléchit) Peut-être... Vous savez, quand j'étais jeune, j'avais déjà ce "point de vue d'entraîneur" au fond de moi. J'étais toujours en train de poser des questions : pourquoi fait-on ça ? Pourquoi pas comme ça? Je n'étais pas un excellent joueur, j'étais dans la moyenne mais je pensais déjà beaucoup comme un coach. J'étais très curieux au sujet des choix de tous mes entraîneurs. Mais je n'ai jamais planifié de devenir sélectionneur ! Ce sont des choses qui arrivent lorsqu'on fait du bon travail, je crois. Si tu travailles bien, tu peux éventuellement avoir des promotions. C'est pour ça que je suis ici aujourd'hui. J'entraîne des équipes depuis que j'ai 16 ans. Depuis que j'ai 16 ans, j'ai entraîné, chaque année, tout un tas d'équipes : des jeunes, des plus âgés, des femmes, des hommes avec de très bons joueurs ou des moins mauvais... Aujourd'hui, j'ai 53 ans. Voici mon parcours et j'aime mon métier.
"En Norvège, on parle toujours du développement"
HN : En 2009, vous êtes devenu le sélectionneur de l'équipe norvégienne, prenant la suite de Marit Breivik, qui avait gagné de nombreux titres. Comment avez-vous fait pour garder votre sélection sur le chemin de la victoire ?
T.H. : Encore une fois, c'est grâce à de nombreux facteurs. En 1994, j'étais à Elverum, en première division masculine. Au même moment, Marit a pris ses fonctions de sélectionneur de la sélection féminine et m'a demandé si je voulais entrainer la sélection junior. C'est la première fois que nous avons travaillé ensemble, et j'ai cumulé les deux fonctions, sélection et club, pendant un certain temps. En 2001, nous avons commencé à travailler ensemble sur l'équipe A, il était le sélectionneur et j'étais son adjoint. On a travaillé ensemble jusqu'à l'Euro 2008. Quand je l'ai remplacé, je savais qu'il y avait des possibilités pour que l'équipe soit encore meilleure. Nous disposions de jeunes joueurs et de la possibilité d'avoir de bons résultats. Mais en Norvège, on parle toujours du développement et pas trop des résultats.
HN : Donc mettre l'accent sur le développement serait le secret de la culture handballistique norvégienne ?
T.H. : Exactement. Si tu n'évolues pas, tu ne gagnes pas. On peut se développer, évoluer, mais ne pas gagner mais il y a plus de chances de gagner en se développant. C'est ma motivation perpétuelle. C'est notre motivation, en fait : la mienne et celle de mon équipe, Mia et Mats, les experts dans notre équipe olympique qui veulent trouver de nouvelles choses pour nous faire progresser les joueuses qui ne sont jamais satisfaites. Elles veulent toujours apprendre de nouvelles choses pour être encore meilleures. Si je ne voulais plus évoluer, j'arrêterais. Parce qu'alors, je ne pense plus à gagner encore et toujours. En fait, il n'y a même pas à y penser car tous les gens à qui on parle ne nous disent qu'une chose : « L'équipe de Norvège féminine va gagner ». Ils disent : « Ok Thorir, vous devez gagner ce match car c'est facile ». Mais çà ne l'est pas ! C'est pour ça qu'en tant qu'équipe, nous ne pensons qu'au développement et pas aux résultats.
Cependant, nous savons tous que nous sommes dépendants des résultats, nous ne sommes pas stupides. Je sais que, en tant que sélectionneur, si tu gagnes tu gardes ton job mais
que si tu en perds un certain nombre, tu le perds. Mais si je ne pensais qu'à ça, je serais beaucoup trop stressé ! Nous partageons tous un leitmotiv : « Les choses que tu fais bien, il faut encore les travailler. Les choses que tu ne fais pas bien, il faut les développer ». Et il y a une troisième catégorie : « Apprendre de nouvelles choses ». Nous voulons toujours apprendre de nouvelles choses que nous n'avons pas fait avant. Ce sont les trois catégories de développement dans notre culture.
"Nous sommes inspirés par nos plus grands adversaires"
HN : Quand vous parlez de nouvelles choses... En 2016, vous avez dit : « Nous apprenons beaucoup défensivement de l'équipe de France ». Est-ce que cela veut dire que même la Norvège a à apprendre des autres équipes ?
T.H. : Oui, bien sûr, nous sommes inspirés par nos plus grands adversaires. Nous avons beaucoup de respect pour ces équipes. Ces dernières années, le niveau du handball féminin s'est amélioré. Beaucoup d'équipes jouent de mieux en mieux et les matchs au sommet sont plus serrés. On peut apprendre de beaucoup de cultures différentes. De la France, par exemple, nous avons été attentif à l'aspect physique et, bien sûr, par leur défense car elle a de fortes qualités individuelles. Je pourrais aussi parler de la vitesse des Pays-Bas ou de la force tactique des équipes des Balkans ou de la Russie. La culture danoise est également intéressante car ils ont de bons joueurs, techniques et avec de très bonnes qualités individuelles offensivement. Comme vous pouvez le voir, l'inspiration est partout, même dans le handball masculin. Les filles aiment regarder les garçons pour apprendre de nouveaux gestes techniques.
HN : Quel est votre avis sur le championnat norvégien féminin? Ne pensez vous pas que, sur le long terme, avoir Larvik qui domine la compétition sans partage chaque année pourrait se révéler être un problème?
T.H. : Depuis 20 ans, ce n'est pas un problème. Non, je crois que, aujourd'hui, le vrai problème est que Larvik a des difficultés financères et va perdre plusieurs très bonnes joueuses à l'inter-saison. Je trouve ça beaucoup plus dommageables que le fait que Larvik soit la meilleure équipe de Norvège. Pourquoi? Car c'est un club qui a de hautes ambitions, qui joue la Ligue des Champions tous les ans, qui offre de bons challenges aux joueuses de l'équipe national... Je peux comprendre que ce n'est pas forcément génial pour le suspense de notre championnat mais, vous savez, en Norvège, nous avons plusieurs petits clubs où des jeunes joueuses peuvent évoluer et bien progresser. Là-bas, elles sont des joueuses clés de leur équipe et apprennent beaucoup. C'est important pour elles d'être des pièces majeures de leur équipe respective en étant jeune. Et, par la suite, lorsqu'elles sont devenues meilleures, elles ont le choix entre partir à Larvik et jouer la Ligue des Champions ou partir à l'étranger et également la jouer. Tout ce système est bénéfique pour l'équipe nationale qui se retrouve avec trois types de joueuses : les jeunes qui ont des rôles clés dans leurs "petits" clubs en Norvège, les joueuses majeures de Larvik et d'autres filles qui jouent dans les meilleures clubs d'Europe. Tout cela amène une émulation très intéressante en sélection.
HN : Cela signifie que, pour vous, avoir neuf de vos joueuses évoluant à l'étranger n'est pas un problème ?
T.H. : Non, ça n'en est pas un ! A Paris, par exemple, Stine Oftedal a pu s'améliorer sur plusieurs saisons. C'était le genre de club dont elle avait besoin pour un temps donné. Mais, désormais, elle a besoin de se lancer un challenge encore plus gros. Il ne faut jamais oublier : nous pensons toujours au développement des joueuses. Bien sûr, elle aurait aussi pu évoluer dans un club norvégien, à Larvik par exemple. Mais, de toute façon, chaque joueuse doit savoir que, lorsqu'elle aspire à devenir une joueuse clé de la sélection nationale, elle doit jouer en Ligue des Champions avec son club ou, au minimum, en Coupe d'Europe.
HN : Et que pensez-vous du championnat français?
T.H. : On a vu beaucoup de matchs avec des équipes françaises ces derniers temps. Je crois que le championnat français s'est bien développé depuis plusieurs années et est désormais plus relevé avec de meilleures joueuses. Les clubs ont également de meilleurs résultats en coupes d'Europe. Donc, clairement, le handball féminin français grandit. Et il ne faut pas oublier que lorsqu'un championnat s'améliore comme en France, c'est également bénéfique pour tout le handball international. Mais j'espère que les clubs français vont réussir à suivre financièrement parcequ'on sait que, lorsque vous avez des ambitions élevées et que vous voulez être parmi les meilleurs d'Europe, cela coûte très cher. C'est donc difficile de rivaliser avec des clubs comme Györ, par exemple, qui a énormément d'argent. Larvik a essayé, pour un temps, mais s'est désormais rendu compte que ce n'était pas possible de rivaliser sur ce terrain là. Ils doivent trouver une autre façon de rivaliser, se créer leur propre manière.
HN : Pour conclure, nous savons que vous n'aimez pas forcément parler à propos de vous... Pourtant, nous avons quand même lu dans une interview que les gens disent de vous que vous avez un bon sens de l'humour...
T.H. : (Il coupe) J'aime bien penser que j'en ai un, c'est vrai !
HN : Et les gens disent aussi que vous êtes un gros bosseur. Êtes-vous d’accord avec ces deux traits de personnalités ?
T.H. : Je n'ai aucun problème à rire de moi-même avec d'autres personnes. Ce n'est pas un problème car j'ai grandi avec cette culture. En Islande, il faut toujours regarder les choses du bon côté. Nous sommes issus d'un petit pays et nous ne sommes pas beaucoup. Nous savons que nous devons travailler dur et que nous devons bosser ensemble. Et si on y arrive, on peut battre tout le monde. Le handball se joue à 7 contre 7. Un match Russie - Islande ne se joue pas avec des millions de personnes contre 300 000. C'est toujours 7 contre 7. Ce qui veut dire qu'un pays comme l'Islande n'a pas besoin de plus de 16 joueurs pour former une bonne é
quipe. C'est même plus simple pour nous de trouver des bons joueurs plutôt que pour un pays qui a des millions d'habitants car, dans notre cas, nous pouvons mieux suivre et voir l'évolution de chacun d'entre eux.
D'autre part, il est vrai que ma culture est aussi basée sur le fait de travailler dur. Les Islandais vivent dans des conditions parfois difficiles et tous savent que, pour parvenir à leurs fins, il faut être à 200%. Je retrouve cette culture chez mes joueuses en équipe nationale norvégienne : travailler dur, essayer de devenir toujours meilleure jour après jour. C'est la clé pour être capable de de décrocher des bons résultats.
HN : Et désormais, l'Islande n'est plus uniquement forte en handball, elle l'est aussi en foot...
T.H. : Ces succès montrent que tout est possible en sport collectif. La meilleure équipe n'est pas celle qui aligne tous les meilleurs joueurs : si vous prenez les 16 meilleurs joueurs du monde et que vous essayez de les faire jouer ensemble, cela ne va pas forcément vous donner le meilleur collectif. Avoir trop de stars dans une équipe peut même devenir un problème car parfois ces stars peuvent devenir plus importantes que l'équipe elle-même. Et c'est ce qu'on refuse dans notre philosophie : le collectif doit toujours passer en premier.
L'équipe, en elle-même, va subsister pour toujours. Mais un entraîneur arrive sur le banc, repart, puis un autre arrive et ainsi de suite. C'est la même chose pour les joueurs : ils arrivent, puis changent de club, puis prennent leur retraite... avant que d'autres arrivent. C'est pour ça que cette façon de penser est importante. Personne dans notre équipe, Nora Mork, Heidi Loke, Kari Grimsbo ou moi-même, est plus important que le collectif. Nous sommes juste une partie de l'équipe. Tout le monde est important mais personne n'est plus important que le collectif. C'est notre philosophie.
Clément Domas et Maxime Cohen